Dans les articles à propos de l’alimentation et de l’école, j’ai émis des remarques sur la mise en œuvre de la philosophie des Amanins. Bien qu’adhérant à cette dernière dans la lignée de Pierre Rabhi, soutenant le projet dans l’absolu, de nombreux points m’ont interpellée et frappée. Il existe inexorablement des limites au projet et, insidieusement, la société frénétique dans laquelle nous vivons en conditionne plusieurs aspects.
Sur place, j’ai observé, écouté, plus rarement émis une opinion ; je laisse cheminer mes impressions et pensées depuis plusieurs mois. Aujourd’hui, pour conclure, j’aborde en vrac, les autres problématiques dont je ne sais si j’ai la capacité à en faire le tour.
1. La voiture.
D’emblée et concrètement, j’ai été interpellée par la place qu’elle occupe. Ma voiture étant branlante, l’accessibilité aisée des toilettes une nécessité, j’optai facilement pour le voyage en train (accessoirement, fiston l’apprécie grandement). C’était plus confortable et avantageux financièrement, plus en cohérence avec la démarche « Amanins ». Certes, ce fut beaucoup plus long qu’en voiture, contraignant par les changements, attentes et transport des bagages, ce fut néanmoins notre choix. Et je fus très étonnée de constater combien nous étions minoritaires parmi les visiteurs.
Si question tranquillité et « protection » vis- à- vis du bruit et autres nuisances, l’isolement du site est bénéfique, je reste perplexe quant à l’organisation des déplacements. Evidemment que le covoiturage est promu, spontané, il n’empêche que chaque jour, la voiture règne. Les employés, les visiteurs, les séjournants, les élèves de l’école vont et viennent avec elle et deux immenses aires de stationnement lui sont réservées. La dépendance à cet engin est décidément profondément ancrée dans nos modes de vie.
Je n’ai vu aucun vélo sur le site par exemple ce qui en soit serait tellement plus cohérent. Mon idée de mettre en place des bus à chevaux pour les petits déplacements aurait toute sa place ici. Autre rapport au temps, à autrui et au monde, pourquoi n’est- ce pas proposé ?
2. Des individus.
Alors que je travaillais avec les woofeurs dans les champs de légumes, Mickaël m’interrogea sur mes impressions en ces premières journées. Spontanément, j’exprimai ma surprise quant aux personnes en vacances : forte majorité (voire exclusivité) de citadins aisés, majoritairement parisiens, avec une vision angélique de la vie à la campagne dont ils sont souvent complètement coupés. Il s’en amusa évoquant les « bobos » ; mes pensées n’étant que des impressions, je n’avais pas de quoi développer. En fin de séjour, j’eus une belle conversation avec des woofeurs alors qu’autour de nous discutaient des séjournants. Eux comme moi avaient noté le niveau de vie de la majorité de ces personnes. « Les Amanins feraient- ils la joie des Bobos ? » entendis- je. La très grande majorité est confortablement installée, propriétaire de son logement, ils aspirent à une vie moins folle et stressante, à la liberté de prendre le temps, à des relations différentes aux autres et à l’environnement… et ils portent des vêtements de marque, possèdent de grosses voitures, des téléphones dernier cri, parlent de leurs voyages lointains, leurs enfants vont souvent dans des écoles privées. A plusieurs reprises, j’ai été surprise de leur ignorance quant à la fabrication de produits de base, du goût des aliments, j’ai vu des peurs liées à un sentiment d’insécurité vis- à-vis d’autrui, entendu des discours arrêtés avec de belles grandes idées complètement coupées de la problématique sociale.
Quelque peu frustrée par l’absence TOTALE de cette dernière, j’ai tenté, de temps en temps, quelques questions et remarques sur les dysfonctionnements du système où nous vivons via ma propre expérience, via quelques observations et remarques (cf. par exemple l’article sur l’école du Colibri). C’était lâcher un pavé dans la mare, troubler la belle surface lisse et je restais désabusée devant les réponses : « travailler plus, gagner plus d’argent, chercher le profit, l’argent est un moteur, une liberté bla bla… » ou encore des références à des approches philosophico- spirituelles ou autre machin que je connais depuis belle lurette et hors propos. Logiquement peut- être, ce fut avec des woofeurs que les conversations sur ce point furent les plus constructives. Parce qu’ils viennent pour travailler, apprendre, voyager à moindre coût, parce que leur vie personnelle n’est pas confortablement installée, ils étaient plus sensibles à cette question.
Aux Amanins, les différences sociales se reproduisent au même titre que dans le reste de la société.
Si la coopération est une priorité en exercice pratique sur le site et en particulier parmi les salariés, je notai cyniquement bien des attitudes. J’ai vu des discrets agissant sans long discours, tâtonnants et en questionnements constants, j’en ai vu d‘autres préoccupés de leur mise en spectacle avec projecteurs permanents. Vas- y que je parle fort, que je ramène à moi, que je me mette en avant, que j’assène des grandes phrases aux beaux mots, que je m’attache opportunément à celui où celle qui peut m’apporter quelque profit ou me soutenir dans mon gonflement d’orgueil. L’égo est aussi récurrent que l’argent et la coopération péniblement, laborieusement gagnée avec toutes les fâcheries entre caractères variables à l’infini.
Par là même, j’en viens à évoquer les distances parfois énormes existant entre les discours tenus, sur place et la réalité concrète. Très souvent, la vie quotidienne est à des millions de kilomètres de ce à quoi certains disent prétendre. Ah ça, les Amanins, c’est super pour les vacances, je veux manger bio et être écologiste à la maison mais surtout ne pas remettre en question mon confort quotidien de consommateur à POUVOIR d’achat, ne pas me mélanger avec des classes sociales inférieures et j’en passe. C’est ce que j’appelle la schizophrénie perpétuelle de nombreux humains.
J’ai croisé occasionnellement d’autres énergumènes. Il y eut un jeune couple en tournée à travers la France avec étapes dans divers lieux alternatifs. Ils étaient curieux, intéressés et au début d’un processus avec la naïveté des débutants : lui notait absolument tout ce qu’il entendait ! Il s’empêtrait dans les noms et visages, il multipliait les gaffes mais en même temps, il me fit bien rire avec cette spontanéité et cet appétit insatiable du néophyte. Il y eut ces agriculteurs âgés dont le fils, célibataire se débat pour continuer l’exploitation familiale, ces retraités en quête d’une vie saine et naturelle dans leur maison de campagne, ces routards de l’alternatif qui lançaient tous les trois mots des références intéressantes que je tentais d’attraper ci par là (la vie en yourte, l’auto construction, les autres centres de même acabit, etc.). Bref, aux Amanins, ça grouille et chacun parcours à son rythme, en tâtonnant plus ou moins adroitement, plus ou moins sûrement.
3. Mixité.
En l’occurrence, inévitablement, je m’interrogeai grandement sur la place des personnes à faibles revenus et les handicapés. S’il existe un tarif moindre pour les premiers et des toilettes et salles de bains aménagées pour les seconds, je ne vis rien. Les terrains sont accidentés, les locaux inaccessibles ; je ne vis pareillement aucune activité genre insertion, accueil de familles et/ ou enfants démunis, aucune référence à des associations caritatives. Si idéalement, le site prône une grande réflexion plus que bienvenue, l’argent reste prédominant. Certes, les gains servent à financer le lieu, l’école, les employés (à qui il a déjà été demandé de renoncer à un mois de salaire quand les finances étaient trop bancales je le souligne), la question de la mixité sociale est posée et attend d’être mises en œuvre. Et elle attend et passe après l’entrée d’argent.
Concrètement, je ne souffris pas des chemins caillouteux et des terrains accidentés, j’ai suffisamment de capacités physiques ; avec de l’aide certainement proposée, d’autres plus handicapés pourraient se débrouiller, je n’en doute pas. Par contre, de nombreuses promenades m’étaient impossibles et par exemple, je ne pus visiter la Roche- Sur- Grâne ; c’était trop loin pour mes gambettes et comme nous n’avions pas de voiture, ni aucun moyen de locomotion sur place, la question était vite réglée. Par ailleurs, l’utilisation des sanitaires a été catastrophique. Au bout de deux jours, l’infection urinaire était installée et je résistais tant bien que mal avec les granules homéopathiques emmenés au cas où. La propreté des lieux n’était pas suffisante dans mon cas, c’était évident et bien que le matériel soit à la disposition de tous, je n’en vis pas beaucoup se bousculer pour nettoyer les lieux communs. J’observai par exemple une couche de bébé jetée dans une petite poubelle de salle de douche déposée là par des séjournants. Après trois jours, je la mis moi- même dans le container à poubelle. En outre, l’accès au camping et cabanes m’était quasi impossible puisque les sanitaires en étaient éloignés ; comment aurais-je fait en cas d’urgence, pendant la nuit, tôt le matin ou tard le soir ? Forcément, je pris, plus ou moins contrainte par le corps une chambre plus coûteuse que les deux autres options.
A ce jour, je n’ai pas fini de me dépatouiller avec la dépense qu’ont représentée ces vacances.
Comment conclure ?
Mickaël annonça son départ en fin de semaine : « Je retourne dans la vie réelle demain (à Paris) ». Il y eut un blanc puis il ajouta : « à moins que la vie réelle ne soit ici et que je retourne à une vie façon Truman show ».
L’interférence entre les deux mondes est inévitable, les frontières floues et fluctuantes. La philosophie des Amanins axée sur l’autonomie alimentaire et la sobriété heureuse est plus que bienvenue, c’est un lieu de réflexion et d’expérimentation salvateur sur ce qu’il est possible d’envisager en dehors de la frénésie et la dilapidation actuelles. J’espère vraiment qu’il essaime au maximum parce qu’il nous est nécessaire et urgent de revoir complètement nos fonctionnements néfastes. J’ai été agacée ou désabusée par l’attitude de certains, amusée par celle d’autres. J’ai été enchantée par Marieke qui vécut 2 ans en autonomie avec son ami sur un terrain qu’ils avaient acheté, où ils ont construit eux- mêmes leur maison, cultivé la terre et élevé des animaux. Ses connaissances étaient incroyables et elle m’a ouvert à des domaines insoupçonnés. J’ai été réconfortée par des conversations avec Mickaël, Soraya, John, Juliette, Philippe parce qu’ils ont une approche lucide, des questions, des tâtonnements et agissent, une cohérence générale trop rare à mon goût.
C’est à un changement de système auquel j’aspire, une relation différente au monde et à notre environnement, une organisation originale et novatrice des relations sociales et une économie alternative (il existe tellement d’autres voies que celle du capitalisme ! Avez- vous entendu parler par exemple de l’économie distributive ?). Grâce aux Amanins, j’ai réalisé que mes connaissances pragmatiques dues aux circonstances de la vie, à ma curiosité, ma propre démarche m’ancraient profondément dans la vie et une dynamique non exclusive et marginale. Beaucoup s’interrogent, cherchent et il est bon de se retrouver à confronter nos expériences afin de construire ensemble un autre modèle.
Personnellement, ce voyage est une belle victoire. Malgré mes difficultés financières et l’effort de longue haleine que nécessite son paiement, malgré mes difficultés physiques, nous avons réussi et ni fiston, ni moi ne le regrettons. Par ailleurs, je me suis rendue compte que pendant tout le séjour, pas une seule minute, je n’ai pensé à ces autres quittés. Entourée d’êtres curieux et ouverts, baignant dans une réflexion, des réalisations concrètes, je n’ai aucun besoin de me retourner sur les erreurs du passé et je vis pleinement le présent en aspirant à construire chaque jour un monde dynamique, riche, humain, solidaire, solidement campé sur une dynamique de Vie et non de sclérosante mortification.
En moi, maintenant, chemine l’idée somme toute évidente que seul, nous ne pouvons pas construire. Il est plus que nécessaire de fonder son action sur la coopération, la solidarité. Séparer, cloisonner, enfermer dans la peur sont parmi les meilleurs moyens pour régner en maître ; par l’absence volontaire ou non de choix et d’information s’impose un mode de vie cloisonnant et posé en unique voie possible. Nos choix individuels et collectifs sont à raisonner sur des connaissances tant intellectuelles, relationnelles, philosophiques que matérielles et il est nécessaire de sortir déjà de sa pseudo- sécurité afin d’aller vers l’autre, de le rencontrer et de se rassembler afin de faire valoir nos aspirations foncièrement humaines d’un monde meilleur, plus juste, plus équitable, plus solidaire.