Après la conversation sur les rêves, nous fîmes des exercices en mouvement afin de prendre conscience de notre place dans l’univers et oui, rien que ça.
Marcher à quatre pattes comme des primates que nous sommes en chahutant, se poussant, se frottant, s’arrêter, faire la course, rire, crier et interdiction de parler pour lâcher le mental ! Ressentir la limite du corps dans l’espace ainsi que celle de l’autre. Ensuite, nous nous sommes mises debout pour déambuler dans la pièce au hasard. L’animatrice bougeait vivement lors de ces exercices quand nous étions timides et incertaines. Après, elle nous mit quelques objets sur la tête : boules remplies de graines, bâtons, « pour marcher droit, le regard portant au loin et ainsi prendre conscience que notre corps occupe l’espace depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête, appréhender le monde de toute sa hauteur, quelle qu’elle soit, unique ». Elle évoqua le manque de maintien dans notre culture par opposition aux femmes habituées à porter des objets sur la tête. Ici, nous vivons courbés, le regard au sol, fermés au monde, aux autres. S’astreindre à reprendre notre hauteur pour réaliser ce que nous mesurons, retrouver naturellement cette verticalité qui est la nôtre. Première étape.
Vinrent ensuite les ressentis de la marche. Réaliser que ce ne sont pas nos jambes qui nous font avancer mais notre BASSIN (d’ailleurs, au retour, quel ne fut pas mon étonnement quand mon fiston me taquina sur ma découverte parce que lui le savait). Avec cette perception de mouvement interne, j’avais l’impression de revenir à une danse chaloupée et douce, naturelle et confortable. Mes fesses et mes hanches suivaient, la taille, le balancement des bras… Prise de conscience d’autant plus forte qu’après huit mois en fauteuil, il m’avait fallu tout réapprendre sans cependant réaliser dans mon combat que le bassin jouait ce rôle essentiel. Avec les premières lésions sur la moelle au niveau du sacrum, c’était véritablement le plus profond de mon être qui avait été frappé ; aux racines de ma colonne vertébrale, la maladie fauchait mes bases. Et là, dans ce petit stage de deux jours je revenais au sens de l’équilibre, au centre, au creux de ce bassin. Je n’ai décidément pas d’alternative à ce recentrage perpétuel.
Nous assistâmes à un office dans l’église de l’abbaye. Je n’y étais guère obligée, nous avions le choix ; je n’en avais jamais vu, j’étais curieuse, c’était l’occasion. J’écoutai les chants, les lectures, j’observai les moines derrière leur barrière. Dans ma tête, je les reliais aux images du Nom de la Rose, à mes études d’histoire. Que de questions traversèrent mon esprit sur cet engagement total ! Partant dans des pensées, je revins aux mouvements de mon bassin dans les levers et assises, état particulier que celui d’être là en cet instant précis, présente à mon corps et à ces chants. Les souvenirs me renvoient à une espèce de symbiose quasi mystique. Pour une agnostique, c’est pas banal !
Repas de midi. En dessert, j’y gloutonnai des pommes fraîches et des noix sous les rires des autres hôtes ; ma réputation était faite.
Après, nous sommes sorties. Deuxième étape. Au soleil, pieds nus dans l’herbe coupée, au vent, sous les nuages, debout, assises, couchées. Fermer les yeux, sentir la terre, le vent par la peau, écouter les bruits alentour, réaliser le poids du corps couché sur le sol de tout son long, les bras et les jambes écartés, étrange sensation que d’être écrasée ainsi sous le ciel ! Vibrer, trembler, frissonner, sentir l’air frais entrant dans les narines, sa chaleur quand il en sort ; retrouver les battements de son cœur, le flux du sang dans les veines. Nouvelle expérience quasi mystique de fusion avec l’univers en ce qui me concerne ! J’eus besoin de plusieurs minutes pour quitter cet état particulier. Puis nous exécutâmes des exercices de contorsions des bras, des jambes, de la nuque «pour libérer les tensions ». C’était très agréable, mon corps souple et auparavant sportif l’apprécie toujours. Les kinés avaient mobilisés mes membres déconnectés, nous avions cheminé ensemble vers la récupération des fonctions motrices ; en cet instant, je mesurais mon parcours incroyable. Si le corps garde des séquelles dans certains fonctionnements, j’étais déjà à une toute autre échelle : je travaillais pour libérer les tensions, celles qui existaient AVANT la maladie. Punaise, quelle veine !
Peu à peu, notre temps commun s’écoula, l’heure de rendre les clefs des chambres approchait. Nous nous retrouvâmes à l’intérieur pour établir un bilan en clôture de ces heures passées ensemble. L’animatrice expliqua que chacun de ses stages étaient différents selon le nombre et la personnalité des participants. Cette fois- ci, le maître mot qui lui vint à l’esprit fut PARTAGE. Car, oui, nous avions partagé nos parcours de vie et c’était très émouvant d’être en communion toutes quand nous ne nous connaissions pas le samedi matin. Je fus très étonnée par la première intervention: « Avant toute chose, je tenais à te remercier pour cette énergie que tu dégages, cette joie de vivre éclatante et débordante! ». Sous les sourires et les regards, je me sentis toute petite... et tellement heureuse d’avoir pu apporter de cette lumière à mes compagnes. Je rebondis pour les remercier à mon tour de ce beau weekend tout à fait à l’image de ce que j’en avais pressenti. La donation, le don, le partage ne pouvaient être plus beau programme. Il était étrange de se quitter, de revenir à la vie de l’extérieur le corps et la tête pleins de tant d’expériences. Toutes nous émîmes le désir de renouveler l’expérience et je songeais à Nadine ou Yolande qui apprécieraient certainement ce genre d’activités. Je vidai mon porte monnaie pour l’animatrice : « Ici et maintenant, je peux vous donner ça ». 35 euros qu’elle accepta avec humilité, précisant à nouveau que j’avais à donner sans me porter préjudice. Question d’équilibre. (Il y en a d’autres qui mériteraient une telle leçon.. ).
Le retour en voiture fut particulier, éthéré. Chez ma mère où je récupérai mon fiston, je me sentis en total décalage, j’étais abasourdie peut- être.
Je ne revins pas indemne de ce stage.
Les sujets abordés dans nos conversations cheminèrent. La vie, la mort, la présence, le mental, les émotions, les besoins fondamentaux, la relation à l’autre, au monde, les capacités incroyables du corps à se régénérer. Par ce stage, je mesurai à quel point j’avais médité pendant les heures noires de la maladie, la force insoupçonnée que j’avais déployée en me recentrant malgré la dégringolade, l’éviction du mental devenue réflexe de survie, les visualisations de mes membres quand ils étaient devenus fantômes à mon esprit, les visualisations des parcours de mes influx nerveux engendrant des réactions... Décidément, je n’en reviens toujours pas de ce que cette foutue maladie a provoqué de puissance vivifiante en moi !
Par ailleurs, ma nuque était nouée depuis des lustres au point qu’habituée aux raideurs, je n’en avais pas conscience. Quelques remarques de thérapeute y avaient porté mon attention. J’avais pris le temps de réaliser la tension elle- même puis, j’avais eu besoin de nombreuses années pour envisager de la dénouer. Je cherchais, je cherchais. Avec quelques exercices de Qi Gong spécifiques et ces étirements, ce ne pouvait qu’être qu’une question de temps pensai-je. Régulièrement donc, je pratiquais sans m’attacher à ce que le miracle se produise. Un soir, en cours de Qi Gong, tout à coup, subitement, l’éclair se fit dans la pénombre de la salle : ma nuque était dénouée ! Après toutes ces années. ENFIN ! Pourtant, croyez- le ou non, je n’y attachais pas d’importance, c’était dans l’ordre des événements. A sa place. Parfaitement. Dorénavant, je sens quand elle se tend, je l’entoure de ma pensée en baume et je lâche, je lâche. Naturellement.
La présence est devenue une discipline en ce qui me concerne, constamment.
Etre présente à ce que je fais, ici et maintenant. En toute circonstance.
C’est loin d’être facile, perpétuel recommencement que de repositionner le mental à sa place. Je ne vois néanmoins pas d’autre voie. C’est par ce biais également que j’accompagne mon fiston dans son adolescence et ses tourments. Avec la cnv, le pôvre, il est verni. Sa mère est folle… et pleine de vie !