En dehors du fait que cette bande dessinée en noir et blanc offre un confort parfait de lecture en ces jours de vue amoindrie et que le contraste des traits épais sur des fonds blancs permet de profiter pleinement de l’œuvre dans sa globalité tant verbale qu’esthétique, je dois dire que cette lecture s’est faite au bout d’une suite de hasards. J’en avais entendu parler il y a quelques années, notant dans un coin de papier le nom sans trop y attacher d’importance. Sur une page web, je l’avais regardé vaguement et plus rien. Les mois se sont écoulés occupés à d’autres œuvres, les récits de la Shoah commençaient à me devenir difficiles. Les études d’histoire ne m’en avaient pas épargnée et entre les films, les documentaires, les lectures et les récits de souvenirs de famille lointains, je ressentais le besoin de m’en éloigner, c’était trop.
Fin avril, à ma grande surprise, j’entends que l’invité de France inter est Art Spiegelman. Il expliqua comment ce prix Pulitzer pouvait parfois lui peser parce que son œuvre ne se réduit pas à Maus, qu’il ne voulait pas devenir un porte- parole des Juifs et que ce livre parle surtout de la transmission à travers l’histoire de sa famille. Cet argument venu de lui-même finit par me décider et je me procurai l’intégrale.
Puissance d’évocation, émotions multiples et profondes, jeux des allers- retours du passé au présent, imprégnation des événements sur le réel du passé, le réel du présent, la place de chacun , celle qu’ils prennent, celle qu’ils s’assignent à eux-même et aux autres, l’horreur de l’histoire, les résistances , les lâchetés et les haines quotidiennes , c’est un travail incroyable sur ce qu’a pu être l’extermination des Juifs polonais pendant la deuxième guerre mondiale, des vies broyées, anéanties… Un ouvrage de référence pour transmettre aux générations suivantes ce que fut cette honte de l’histoire humaine en passant par le filtre inévitable de la quête artistique. Car oui, c’est une œuvre de transmission, celle d’un père à son fils, celle d’un auteur à son public, celle d’un homme aux autres hommes, l'art, inévitable pour rendre la transmission supportable face à l’horreur de la réalité. Je repense à cette image où le dessinateur se représente noyé sous les cadavres et la souffrance qu’il subit en se prenant les souvenirs de sa famille en pleine figure. C’est bien ce que beaucoup de descendants ont pu ressentir face aux récits des témoins. Si cet épisode de l’histoire n’a aucun sens et n’en aura jamais quelle qu’en soit la forme, il est dans nos mémoires et nous ne pourrons pas y échapper malgré le temps qui passe. Maus est essentiel pour ceux qui osent regarder en face ce qui est en chaque être humain, le panel incroyablement large des possibilités d’être.
Evidement, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur certains choix notamment celui de donner des espèces d’animaux différentes aux protagonistes : juifs en souris, polonais en cochon, allemands en chat, français en grenouille, américains en chien…Ma représentation de l’humanité en un groupe ( hominidés homo sapiens aux adaptations géographiques) est dérangée par ce choix .Il est pratique sur le plan de la narration et des caractérisations ; tous identiques aurait été plus fort en terme d’évocation mais pouvait conduire au risque d’être perdu dans les rôles des différents groupes. J’ai été rassurée sur ce point grâce à des vignettes où un même personnage changeait de visage, entre grenouille et souris pour le personnage de la femme du dessinateur (une française), entre souris et chat pour un prisonnier de camp qui se réclamait allemand ; l’enfermement en caste hermétique est évité.
Tout point de vue reste un point de vue et je parle peut être plus de moi que de l’œuvre en soi. L’avis de Spiegelman a permis d’y regarder autrement, de dépasser des avis rapides et à l’emporte- pièce trop souvent consensuels. Tant mieux. L’attente a été instructive et porteuse.
Livre à mettre entre toutes les mains, témoin d’histoire et de mémoire.