Il ouvrit la bouche la première fois à notre sujet, il y a neuf ans après m’avoir donné une version de Vespertime de Björk trouvée en des chemins de traverse. Ce fut comme un éclair dans le ciel d’été, je n’avais pas compris ; l’ambigüité des sentiments dans l’amitié homme femme, qu’est- ce que c’est ça ? Il fallut plus d’une année épuisante pour qu’il prît enfin une décision, encore que ce fût moi qui l’’y acculai n’en pouvant plus de ses atermoiements. Nous nous connaissons depuis le lycée, nous nous faisions confiance, un lien existait réellement, profond et sincère, alors pourquoi ne pas envisager de construire une vie, ensemble ? Après une durée raisonnable de test, je décidai d’arrêter la pilule en me disant qu’une grossesse surprise serait une joie, son absence, un non- problème ; je voulais laisser la place à la vie.
Un an passa, sans suite. Je ne m’inquiétai pas, je voulais prendre deux années avant de me poser des questions. Il ne cessait de se moquer de moi en répétant que nous ne faisions pas le nécessaire pour avoir un enfant : pas au bon moment, pas abouti. Il maîtrisait la situation à sa guise. Ma gynécologue évoqua des tests à faire, il était surprenant que sur une année, rien ne vint. Je n’y prêtai attention.
Deux ans, toujours rien. Là, il y avait visiblement un problème de fertilité. La gynécologue parla de soucis du partenaire, je lui lançai catégoriquement qu’il refusait de se poser des questions. Commença pour moi le cheminement de vérification de mes capacités personnelles bien que je n’en doutais pas. J’avais eu mon fils très vite, sans problème. Il n’entendit pas les échéances de temps qui approchaient ; 35, 40 ans chez une femme, il commence à se faire tard pour enfanter. « Oh, mais nous sommes jeunes, nous avons le temps » Les températures pendant trois mois, six mois, rien à signaler. Echographie, rien à signaler. Certains examens furent très éprouvants, je vivais cette situation seule, sans écoute ni soutien. C’est à peine si je n’étais pas jugée inconsciente de vouloir un enfant. Comment pouvais-je imposer ça à ce pauvre il ? Je me battais envers et contre tout. Finalement, il s’avéra que je n’avais pas de problème.
Quatre ans avaient passé de la sorte. Sa sœur qui toute sa jeunesse avait clamé qu’elle ne voulait pas d’enfant mit au monde un petit garçon qui fit sa joie et celle de ses parents. Il ne sembla pas réagir
En mars 2006, je lui tendis une ordonnance pour ses tests. Il la parcourut vaguement et la déposa négligemment sur le meuble d’entrée. Je sus qu’il ne les ferait pas.
En juin, la maladie était là.
A chaque fois que je me trouvais face à un médecin, je posais fébrilement la question « Est- ce que je peux encore avoir des enfants ? » je devais d’abord penser à moi m’avait répondu le professeur, c’était bien ce que je faisais. Qui l’a entendu ?
Quand j’étais très mal, que la mort rôdait, il a été formidable, il ne m’a jamais laissée, promettant que ma vie serait plus belle quand nous aurions dépassé ces épreuves, que mes désirs et rêves se réaliseraient. Je l’ai cru. Quand je repris du poil de la bête et du pouvoir sur ma vie, je le sentis retomber dans ses travers sans issue.
Dès que je pus remonter les escaliers, je fis du tri dans les cartons ; crève –cœur abominable de ressortir tout ce que je gardais depuis si longtemps pour le deuxième enfant. Je pleurai et pleurai sans cesse. Je tranchai dans la plaie ouverte au fer chaud. J’en donnai quelques uns, j’en vendis, c’était tellement dur. Je n’arrivais pourtant pas à me défaire de quelques objets espérant un changement, un miracle.
Lors d’une consultation avec Gilles en septembre 2007, je reposai la question, il resta très mesuré. Je voulais des données concrètes car il avait lu des informations dramatiques sur Internet : virulence de la maladie après l’accouchement, certaines femmes en étaient mortes, Il répétait qu’il ne voulait pas prendre de risque. Gilles me laissa entendre qu’il me faudrait peut-être envisager de ne plus y penser car il y avait des risques de reprise, parce que le traitement de fond était incompatible avec la grossesse.
Quelle tragédie !
Je ne pouvais pas y croire, c’était impossible, il était donc trop tard ?
L’adoption ne me posait pas de problème, il en refusa l’idée. « Si je dois avoir un enfant, je voudrais qu’il soit vraiment de moi ». Nouvelle impasse.
Il n’est pas question de lui ici, il n’est question que de moi. Il a fait des choix, ou des non-choix comme il préfère à le dire. C’est sa vie, c’est son problème. Cependant, je crois que jamais je ne le lui pardonnerai. J’avais fait un long parcours seule en pleine conscience des enjeux, des possibilités et des impossibilités ; j’étais prête à tout affronter. Il n’a pas daigné m’entendre. Lui, il aura toujours la possibilité d’en faire avec une autre, alors que moi, je dois désormais faire le deuil de l’enfant que j’ai porté sur mon cœur et dans ma tête toutes ces années. Je l’enterre chaque jour avant même qu’il ait été conçu. Les affaires gardées précieusement, porteuse d’espoir sont devenues des boulets et me renvoient sans cesse à cette impasse.
Comme il existe l’enfant mort- né, je vis désormais avec le cadavre de l’enfant mort-conçu, travail de deuil nécessaire, vital.
Deuil de l’enfant, deuil de notre relation, deuil de mon corps passé, deuil d’une vie et ses espérances.
J’ai écrit ce texte il y a presque deux ans ; j’attendais pour le publier et au jour de mon anniversaire, je m’exécute. Je ressens en travers de ma gorge cette amertume qui déchira mon cœur et mon âme à cette écriture, je revois exactement la scène alors que je le lisais à la psychiatre, pleurant et luttant pour sortir de vive voix ce que je trainais depuis si longtemps dans la solitude d’un couple inexistant. Une souffrance atroce, abominable.
Elle souleva la beauté du texte et la grande douleur exprimée. Son attention se porta sur le mot atermoiements où j’avais accroché ; j’expliquai benoitement qu’il n’était pas de moi, qu’une amie l’avait utilisé au récit de mes relations à lui. « Qu’est- ce qu’il évoque pour vous ? demanda t- elle posément. » Dans un élan spontané surgit des tréfonds de mon être : « A terre moi maintenant ! ». L’évidence était là, la profondeur de la blessure insondable.
S’il ne me pardonne pas d’avoir écrit ces dévidoirs, j’ai vécu avec une plaie immonde, infecte dont la cicatrice balafre ces années passées en sa compagnie Je n’ai vu nulle autre voie que celle de l’écriture où je me suis jetée à corps perdu pour crier à la terre entière mon besoin de partager ce poids insupportable. J’y mobilisais mon instinct de survie pour contre carrer la mort qui ne cessait de rôder autour de moi.
Viendront d’autres écrits à la suite de celui- ci. Ils sont à l’image du travail de fond engendré par la maladie, le frôlement de la mort, le deuil nécessaire d’une vie passée pour renaître à la lumière d’une nouvelle.